Si les Saints céphalophores s’en vont le chef sous le bras, qu’en est-il exactement des Saints phalliques, ou Saints phallophores ? Un dossier sans queue ni tête, mais plein de trous …
L’histoire se déroule en pays gothique dans le centre de la France du 4ème siècle ap. JC… Une certaine Maura, princesse wisigothique et mère de quatre à douze fils, selon les différentes versions en présence (1), abjure l’arianisme et se rend avec toute sa marmaille jusqu’à Tours, se placer sous la bienveillante protection de l’Évêque de la ville, le très réputé Saint Martin. Mais très vite, les choses se gâtent : apprenant cette conversion dérangeante, le roi des Goths -un certain Agrippinus (historiquement douteux)- les fait traquer par ses sbires. Refusant de renier leur foi nouvelle, la mère et tous ses fils sont martyrisés sur les lieux-mêmes où chacun est arrêté, qui dans le Poitou, qui dans le Limousin, ou encore dans le Berry(2).
Génitour est quant à lui décapité sur la rive gauche de la Creuse, mais qu’à cela ne tienne ! Après décollation, le brave martyr ramasse sa tête, traverse la rivière (un grand classique chez les céphalophores, toujours enclins à franchir ou à gagner un point d’eau : rivière, mare, étang, source…) puis se rend jusqu’à une petite chapelle locale qui deviendra plus tard l’église de Saint-Génitour du Blanc.
Là, l’affaire prend un tour plus inattendu quand Génitour, souhaitant entrer dans la chapelle dont le concierge est plus ou moins sourd et totalement aveugle, doit glisser son doigt sanguinolent dans un trou percé dans la porte de l’édifice. Farfouillant dans cet étrange orifice, le saint doigt finit par toucher l’œil de l’aveugle qui, oh miracle ! recouvre la vue instantanément et ouvre grand la porte au Martyr. Le corps et la tête de Génitour peuvent alors finir de mourir tranquillement au milieu de la nef…
Faut-il croire à cette édifiante version ? Le doute est de mise, car d’après un docte ouvrage publié en 1882 par Pierre Forestier, Curé de Notre-Dame d’Hérisson (dans l’Allier), la trame générale de l’histoire concernerait, non pas Génitour, mais son frère Philipin, comme en atteste le récit suivant (3) :
« Saint Principin fut fils de la bienheureuse Maura, noble et très-illustre lacquelle, quittant biens, terre, possessions, honneurs mondains et patrie gothique infidèle et idolâtre, vint en France trouever saint Martin, archevêque de Tours, et entreprit ce long voyage avec douze siens enfants masles […] Le Roy des Goths, nommé Aggrippin, ayant sçeu la nouvelle de ce sainct changement et conversion admirable, en fut tellement irrité, qu’à l’heure il commanda à ses satellites, que, sans autre forme de procès ladicte Maura et ses enfants fussent poursuivis et recherchez, et aussitôt qu’ils seraient treuvez et appréhendez promptement, et sans deloy ils fussent exécutez et mis à mort […] Ce commandement inique et sanguinaire fut bientost après mis à exécution, car, dix d’entre eux furent massacrez et couronnez de la couronne du martyre […] Sainct Principin fut trouvé proche la rivière d’Eulh [une rivière, indispensable à la céphalophorie, et nommée pour le cas Eulh, nom propice aux miracles occulaires …] Enquis et interrogé par un des assassins du roy des Goths […] il répondit franchement : “Si tu demandes a de quelle nation je suis, tu sçauras que je suis de nation gothique. Si tu veux sçavoir ma profession, et quelle est la religion que j’embrasse, je publie et confesse que je suis serviteur de Jésus-Christ, Fils de Dieu” […] Ce bourreau et assassin courroucé et rendu plus furibond d’une si saincte réponse, tenant une hache, en coupa la teste à sainct Principin qui paracheva nonobstant sa prière encommencée, print et amassa icelle teste de sa main et la porta un long chemin jusques à une église dédiée à Nostre-Seigneur et à saint Pierre, frappa à la porte ; estant interrogé par l’aveugle Macharius qui en estoit portier, responce fust donnée, et la porte fut ouverte, et tous deux ensemble entrent en ladicte église. L’aveugle s’estant frotté les yeux du sang du martyr, recouvra la veüe […] ».
La légende dorée n’aurait-elle pas confondu Génitour et son frère, le pieux Principin ? Quoi qu’il en soit, avec un nom pareil, Génitour apparaît plus phallophore que céphalophore…
Génitour, saint phallique
C’est un fait : dans Génitour, il y a géniteur et génital (du latin genitus signifiant procréation, apparenté au grec γεννάω = engendrer, lui-même proche du sanscrit jan, tous ces termes étant dérivés d’une même racine indo-européenne *ǵenh). : d’où l’attraction que le bien nommé martyr et son trou thaumaturge vont susciter chez femmes désireuse d’une grossesse !
Aujourd’hui encore, loin d’avoir été bouché, le précieux trou a été pieusement conservé sur le battant gauche du portail de l’église de Saint-Génitour du Blanc ; il est bien tentant d’y glisser un doigt, sacramentelle intromission qui, d’après les croyances locales, remédierait aux problèmes de stérilité féminine…
Une histoire de trou
De (mauvais) esprits verront sans doute dans ce saint orifice une scabreuse analogie avec le « glory hole » des anglo-saxons (littéralement, le « trou de la gloire ») qui, d’après Wikipédia, consiste en « […] un orifice destiné à des pratiques sexuelles. Dans son acception la plus courante, c’est un trou pratiqué dans un mur ou une cloison dans le but […] de permettre l’insertion d’un pénis […] afin d’avoir un rapport sexuel avec la personne située de l’autre côté […] Il constitue la matérialisation poussée à son paroxysme du fantasme du rapport sexuel sans lendemain avec un ou une inconnue… ». Naguère confiné à des pratiques underground mais Covid aidant, le Glory hole a désormais acquis ses lettres de noblesse sanitaire, geste-barrière imparable aujourd’hui préconisé par le sérieux et très officiel British Columbia Centre for Disease Control (l’agence de santé publique de Colombie britannique, au Canada).
Une pléthore de Saints fécondants !
Hormis Génitour, le panthéon chrétien compte de nombreux intercesseurs censés aider les femmes à la fécondité défaillante… Dans son livre Ensemble c’est tout, la romancière à succès Anna Gavalda apporte ainsi quelques détails croustillants sur les pratiques auxquelles recouraient (et recourent sans doute encore) les femmes dont la grossesse se faisait attendre. Elle met ainsi en scène une grand-mère tourangelle qui, dans sa jeunesse, ne manquait jamais d’aller chaque année « placer un doigt dans le trou de Saint-Génitour ».
« Enfin, je me suis mariée moi aussi… Mais les enfants ne venaient pas… Tous les mois, je maudissais mon ventre et pleurais en faisant bouillir mon linge. J’ai vu des docteurs, je suis même venue ici, à Paris, pour me laisser examiner… J’ai vu des rebouteux, des sorciers, des vieilles affreuses qui me demandaient des choses impossibles… Des choses que j’ai faites […] sans broncher… Sacrifier des agnelles à la pleine lune, bu leur sang, avalé des… Oh, non… C’était vraiment barbare […] C’était un autre siècle… On disait de moi que j’étais tachée. Et puis les pèlerinages… Tous les ans, j’allais au Blanc, placer un doigt dans le trou de saint Génitour, après j’allais gratter saint Greluchon à Gargilesse… […] Et ce n’est pas fini […] II fallait déposer un ex-voto en cire représentant l’enfant désiré au saint Grenouillard de Preuilly […] Ah ! Ils étaient beaux mes bébés de cire […] De vraies poupées… II ne leur manquait plus que la parole… Et puis un jour, alors que je m’étais résignée depuis longtemps, je suis tombée enceinte… J’avais bien plus de trente ans […] j’étais vieille déjà… » (4).
A qui, finalement, attribuer cette grossesse un peu tardive ? A Saint Génitour ou à Saint Greluchon (ou Guerluchon, selon les versions), dont une statue au pénis en érection a été dérobée en 2021 dans l’église de Gargilesse-Dampierre (Indre) ?
Ou encore à ce Saint Grenouillard de Preuilly-la-Volle (Indre), auquel il était d’usage « d’apporter des marmots en cire pour avoir des enfants » (en d’autres termes, des dagydes), comme le relate le folkloriste Jacques-Marie Rougé dans son « Folklore de la Touraine » (5).
En réalité, comme plusieurs chroniqueurs avisés, nous aurions tendance à considérer que ces trois entités n’en feraient qu’une, la mutabilité et l’interchangeabilité étant précisément une des caractéristiques essentielles des entités astrales ; elle serait également vénérée sous d’autres identités évocatrices comme ce phallique Saint Phalier (ou Phalien) à Chabris (Indre) ou le très séminal Saint Foutin dont Wikipedia (version en picard) nous apprend révèle que « ch’est un saint falique évoqué pour el fertilité. Les feumes qui n’ peuvent poin avoèr d’éfants, ale priet’te à saint Foutin et li offret’te des offrannes foaites in forme ed biloute… ».
La continuation de cultes priapiques ancestraux
La vénération des saints phallophores s’inscrit dans le droit fil des cultes priapiques de l’Antiquité (égyptiens, perses, phéniciens, grecs ou romains, pour n’en citer que quelques uns), où le phallus et ses représentations étaient réputés attirer la chance et protéger influences néfastes. A défaut de pouvoir les éradiquer, l’Église chrétienne les a récupérés sous diverses formes dont plusieurs ouvrages réputés donnent quelques exemples.
Ainsi, dans le tome second de son Histoire abrégée de différens cultes, consacré aux Divinités génératrices chez les anciens et les modernes, l’historien et archéologue Jacques-Antoine Dulaure observe-t-il que « L’habitude est, de toutes les affections humaines, la plus dangereuse à combattre, la plus difficile à détruire. La raison ne réussit jamais contre elle […] On ne doit donc pas être surpris d’apprendre que le culte du Phallus se soit maintenu dans les pays où le christianisme fut établi ; qu’il ait bravé les dogmes austères de cette religion ; et que, pendant plus de quinze siècles, il ait résisté, sans succomber, aux efforts des prêtres chrétiens, fortifiés souvent par l’autorité civile. […] Priape reçut le nom et le costume de saint ; mais on lui conserva ses attributions, sa vertu préservatrice et fécondante , et cette partie saillante et monstrueuse qui en est le symbole. Priape, métamorphosé en saint, fut honorablement placé dans les églises, et invoqué par les chrétiennes stériles, qui , en faisant des offrandes, achetaient l’espérance d’être exaucées ». Et de détailler de manière très crue, au chapitre suivant, différentes pratiques de ce « Culte de Priape sous les noms de saint Foutin , de saint René , de saint Guerlichon , de saint Guignolé , etc. »(6).
Le culte des saints phallophores semble avoir été très répandu en France, le plus souvent avec la bienveillante connivence du clergé local et le maintien de pratiques superstitieuses ancestrales (frottements, baisers, dagydes et ex voto inconvenants, etc.) que révèlent plusieurs ouvrages anciens… :
« A la distance d’environ quatre lieues de Clermont en Auvergne, […] il y a, ou il y avait, un roc isolé qui avait la forme d’un immense phallus et qui était vulgairement appelé saint Foutin. Des saints phalliques analogues étaient vénérés sous les noms de saint Guerlichon ou Greluchon, à Bourg-Dieu dans le diocèse de Bourges […] et pardessus tout, de saint Guignolé, près de Brest, ainsi que dans le village de la Ghâtelette, dans le Berry. Beaucoup de ces phallus existaient et étaient encore vénérés dans le dernier siècle. Dans quelques lieux, le phallus de bois fut détruit par le grattage continuel pour en extraire la poudre; dans d’autres, la perte était successivement réparée par un miracle. Le miracle n’était néanmoins pas grand, car ce phallus consistait en une longue pièce de bois passée dans un trou, et lorsque la partie de l’avant se raccourcissait, un coup de maillet donné derrière le faisait ressortir de toute la longueur qu’il avait perdue […] Les femmes cherchaient un remède à la stérilité en baisant le bout du phallus du saint ou en s’essayant sur lui … » (7).
De même, le Tome 5 du recueil factice connu comme « Journal de Henri III » (8) s’émeut que « … les instituteurs de nos cérémonies n’ont pas eu honte des plus anciennes pièces de l’Antiquité […] témoin Saint Foutin de Varailles en Provence, auquel sont dédiées les parties honteuses de l’un & de l’autre sexe formées en cire : le plancher de la Chapelle en est fort garni, & quand le vent les fait entrebattre, cela débauche un peu les dévotions à l’honneur de ce Saint. Je fus fort scandalisé quand j’y passai, d’ouïr force hommes qui avoient nom Foutin ; la fille de mon hôtesse avoit pour sa maraine une Demoiselle nommée Foutine […] Il y a un autre Saint Foutin à la ville d’Auxerre. Un autre en un Bourg nommé Verdre, aux marches de Bourbonnois. Il y a un autre Saint Foutin au bas Languedoc, Diocèse de Viviers, appellé Saint Foutin de Cives : Et un autre à Porigny, où les femmes ont recours en leurs grossesses & pour avoir des enfans. Voilà comme nos Docteurs ont appointé le paganisme avec nous … ».
Point n’est besoin d’être grand clerc pour comprendre que cette impudique dévotion procurait au clergé d’appréciables bénéfices, ne serait-ce que les nombreuses offrandes des croyantes en mal d’enfant, le plus souvent en espèces et parfois plus, comme le relate l’impertinent Dulaure (op. cit.) : « “Où est le pilier qui rend les femmes fécondes ?” demandait une bonne villageoise à un gros chanoine […]. “C’est moi“, répondit-il, en se frappant la poitrine, “c’est moi qui suis le pilier” ».
Notes :
(1) La légende de Génitour est relatée avec force détails dans « Les pieuses légendes du Berry», de Just Veillat, Conseiller général – Ve Migné, éditeur-imprimeur, Châteauroux, 1864 ; étrangement, cet ouvrage rapporte une variante selon laquelle Génitour aurait été décapité, non pas par les Goths, mais par des blanchisseuses païennes qu’il aurait importunées en venant leur prêcher la foi chrétienne tandis qu’elles lavaient leur linge… De même, selon ce récit, Maura elle-même aurait été épargnée et se serait retirée en ermite pleurer ses fils jusqu’à la fin de ses jours. Plusieurs blogs (cf. p. ex. Paperblog – Le trou de Saint Génitour) énumèrent les noms des neuf martyrs décapités : Loup, Bénigne, Béat, Epain, Marcellien, Messaire, Génitour, Principin et Tridoire (avec des variantes selon les sources).
(2) Outre Génitour, les hagiographes retiennent notamment de cette infortunée fratrie un certain Epain (à qui une église est dédiée à Saint-Epain, en Indre-et-Loire) et le trio Messaire, Tridore et Principin, plus tard désignés les « Bons Saints » (dont les reliques sont conservées dans l’actuelle église Saint-Etienne du Blanc dans l’Indre, où un pèlerinage annuel est organisé en leur honneur depuis plusieurs siècles).
(3) « Histoire de Saint Principin, martyr de Chasteloy, dédiée aux prêtres du doyenné de Saint-Philippe et aux habitants du canton d’Kérisson » par M. Pierre Forestier, curé de Notre-Dame d’Herisson, doyen de Saint-Philippe – Imprimerie de C. Desrosiers Moulins, 1882.
(4) Anna Gavalda, « Ensemble, c’est tout » (roman), éd. Le Dilettante, Paris, 2004 ; cet ouvrage a fait l’objet d’une adaptation au cinéma par Claude Berri en 2007.
(5) Jacques-Marie Rougé, « Le folklore de la Touraine », Ed. Arrault et Cie, Tours, 1923 (plusieurs réed. depuis); ouvrage couronné par le prix Montyon de l’Académie française.
(6) « Histoire abrégée de différens cultes », tome second « Des divinités génératrices chez les anciens et les modernes » par J.-A. Dulaure ; seconde édition, revue , corrigée et augmentée. Guillaume, libraire-éditeur, Paris, 1825.
(7) Richard Payne Knight, « Le culte de Priape et ses rapports avec la théologie mystique des anciens », suivi d’un anonyme « Essai sur le culte des pouvoirs générateurs durant le moyen âge » (traduits de l’anglais, par E. W.), chez J.-J. Gay, libraire-éditeur, Bruxelles, 1883.
(8) « Journal de Henri III, roy de France & de Pologne : ou Mémoires pour servir a l’histoire de France. Tome 5 », par M. Pierre de l’Estoile 1546-1611), « Nouvelle édition accompagnée de remarques historiques, & des pièces manuscrites les plus curieuses de ce règne », Ed. chez Pierre Gosse, La Haye, 1744.
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