Certains martyrs chrétiens partagent avec les canards une faculté surprenante : quand on leur coupe la tête, ils continuent à marcher ! Enquête impertinente et un peu gore au panthéon des saints céphalophores …
Anatomie d’une légende
« Céphalophore » signifie « porteur de tête », du grec Κεφαλὴ (képhalê, la tête) et φέρειν (phorein, porter). Ce terme, apparu au début du 20ème siècle sous la plume de l’historien et hagiographe Marcel Hébert (1), désigne des personnages (des martyrs chrétiens, le plus souvent) qui, une fois décapités, se relèvent, ramassent leur tête et parcourent une certaine distance -parfois importante- pour rejoindre l’endroit où ils souhaitent être inhumés. Hébert se réfère ainsi à un texte en latin remontant probablement au 9ème siècle, La passion de Saint Elophe (tiré des Acta Sanctorum), martyr décapité au 4ème siècle à l’époque des persécutions de l’Empereur romain Julien l’Apostat :
« […] Dieu voulut glorifier son cher martyr et le rendre admirable partout et à tous. Alors le corps du martyr se leva, par la vertu du Christ, et, ramassant sa tête de ses deux mains, il la porta durant l’espace d’un mille […] et parvint sans heurt jusqu’à la colline qui porte son nom. Ensuite, il gravit la montagne qu’avant sa mort il avait choisie pour le lieu de sa sépulture. Il trouva là une pierre blanche et plate, comme l’affirment les habitants de ce pays, et s’assit sur cette pierre […] Le bienheureux martyr Elophe fut enseveli près du lieu où il s’était assis … ».
En général, le #céphalophore part à pied, mais s’il y a lieu, il n’hésite pas à faire quelques détours ni à emprunter un moyen de transport : cheval, bateau …
La grande majorité des cas de #céphalophorie sont attribués à des hommes, mais on dénombre aussi un certain nombre de femmes #céphalophores, comme Sainte Solange, patronne du Berry, Sainte Valérie de Limoges ou Sainte Noyale, ermite bretonne plus connue sous le prénom de Nolwen : de quoi tordre le coup à l’aphorisme misogyne selon lequel « les femmes n’ayant pas de tête, elles ne peuvent pas la perdre » (d’après l’auteur polémiste Henri Janson).
Un des plus célèbres céphalophores est sans conteste Denis (Dionysius en latin), alors premier évêque de Paris, martyrisé vers 250 sur la butte de Montmartre (Mons Martyrum) avec ses compagnons, le diacre Rustique et le prêtre Éleuthère qui ont donné leur nom à deux petites rues très touristiques près de la Place du Tertre. Loin de se laisser abattre par ce supplice capital (du latin caput, la tête), Denis aurait ramassé son précieux chef puis aurait marché en direction du nord sur environ six kilomètres, jusqu’à un lieu qui s’appellera plus tard Saint-Denis et où, en son honneur, fut édifiée une basilique (aujourd’hui cathédrale) devenue nécropole royale à partir du 7ème siècle.
L’histoire ajoute qu’avant de s’écrouler, Denis aurait offert sa tête à une certaine Catulla, femme pieuse de la noblesse romaine.
Ce cas est loin d’être isolé : pour reprendre le propos du folkloriste français Pierre Saintyves (alias le fameux libraire-éditeur et anthropologue Emile Nourry, disparu en
1935), « tous les saints décapités ne passent point pour avoir ramassé leur tête afin de la porter en un lieu choisi, mais on en compte plus de cent vingt qui auraient exécuté cette marche prodigieuse »(2). Singulièrement, le mois d’octobre compte à lui seul 27 fêtes de saints céphalophores dont quatre natalices le 9, trois le 11, trois le 18, trois le 22 et trois le 25.
Depuis très longtemps, des érudits se sont intéressés à cette question à la frontière entre folklore, mythologie et hagiographie. L’incontournable Bulletin de la Société de Mythologie Française lui a par exemple consacré plusieurs articles bien documentés et on trouve aujourd’hui sur le sujet une abondante littérature Internet. On relève également des légendes et des croyances similaire en dehors de la sphère culturelle chrétienne, par exemple en Afrique subsaharienne (où certains féticheurs étaient réputés capables de remettre en place leur tête coupée lors de combats ou de sacrifices) ou en Asie centrale (à Samarcande, on peut encore admirer dans la nécropole de Shah-I-Zinda le mausolée d’un compagnon du Prophète décapité par des adversaires pendant sa prière au 7ème siècle, et qui se serait enfui la tête sous le bras jusqu’à un puits d’accès au Paradis).
En Europe, les annales hagiographiques -du Moyen Âge pour la plupart- relatent de nombreux cas de céphalophorie, avec différentes variantes locales selon l’époque et les circonstances. On apprend ainsi dans la Passion de Saint Just qu’un jeune garçon de Beauvais, dénoncé comme chrétien au 3ème siècle, aurait été décapité lors des persécution de Dioclétien, puis se serait réfugié dans une forêt où l’auraient rejoint son père et son oncle. Just leur aurait demandé d’être inhumé dans une grotte avoisinante, non
sans leur avoir confié sa précieuse tête pour qu’ils la rapportent à sa mère (cette histoire n’a bien sûr rien à voir avec celle du révolutionnaire Saint-Just, qui finit lui aussi décapité en 1793 mais dont la légende noire ne rapporte pas qu’il serait reparti la tête sous le bras …).
La ville suisse de Zurich cultive quant à elle le souvenir de deux légionnaires romains convertis, Saint Félix et Saint Exupérance, ainsi que de la sœur de Félix, Sainte Régula, exécutés ensemble après différentes supplices et qui seraient partis en cortège leur tête dans les mains. C’est dans cette attitude qu’ils apparaissent encore aujourd’hui sur le grand sceau du canton de Zurich.
Sans tête, mais pas sans voix !
Les céphalophores ne manquent pas de souffle ! A meilleure preuve, leur tête séparée du tronc poursuit imperturbablement ses oraisons, quand bien même plus aucun souffle ne remonte de leurs ex-poumons pour animer leurs cordes vocales. Là encore, les témoignages abondent …
Relatant le martyr de Saint Nicaise, le chroniqueur Flodoard (894-966) raconte ainsi que « au milieu de la psalmodie, tandis qu’il chante d’une voix pieuse ce verset de David ” Mon âme s’est abaissée jusqu’à terre “, sa tête tombe tranchée par le glaive, sans que les pieuses paroles expirent dans sa bouche ; car la tête tombant à terre poursuivait, dit-on, cette sentence d’immortalité ” Vivifiez-moi, Seigneur, conformément à notre parole ” (Ps 118, 25) » (3).
D’après Pierre Saintyves (op. cit.), Saint Lambert à peine décapité aurait emporté sa tête vers un endroit où d’autres martyrs avaient été exécutés, puis se serait écrié -toujours par tête interposée- « Les saints seront exaltés dans la gloire » ; de concert, les martyrs répondirent sur le même ton « Et ils se réjouiront dans leurs tombes »… (après quoi, Lambert s’étendit auprès d’eux pour ne plus se relever). Saint Laurian, évêque de Séville au 5ème siècle décapité par les Wisigoths, aurait pareillement saisi son chef à deux mains et se serait lancé à la poursuite de ses bourreaux terrorisés par l’horrible spectacle, en les rappelant à leur devoir d’une voix ferme : « Arrêtez, ne fuyez pas ainsi, recevez cette tête que votre roi vous a commandé de porter à Séville »… Moins loquace, la tête de Sainte Solange, bien que séparée du reste du corps, se contenta d’invoquer encore trois fois le saint nom de Jésus.
Quoi qu’il en soit, tout, dans son comportement, montre qu’en dépit de sa décollation, le céphalophore garde -si l’on peut dire- la tête sur les épaules ! Certains, comme Lambert, admonestent leurs bourreaux, d’autres gravissent des collines ou effectuent de surprenants périples, tel l’évêque Gohard de Nantes, décapité lors des invasions normandes au 9ème siècle : s’extrayant de son église en flammes la tête en main, il aurait rejoint Angers en remontant la Loire sur un bateau qu’il dirigeait lui-même sans pilote, soit un parcours près de 100 km. à contre-courant sur un fleuve pourtant réputé de navigation difficile.
Un fort tropisme pour l’eau
Comme le relève un blog thématique dédié aux Saints céphalophores, « L’eau occupe une place importante : les martyrs franchissent un cours d’eau […] Parfois ce sont des sources […] qui vont jaillir là où des gouttes de sang ont touché le sol ».
De fait, sans aller jusqu’à s’embarquer, beaucoup de céphalophores se mettent en quête d’un point d’eau (un ruisseau, un étang, …), notamment pour y rincer leur tête ensanglantée avant de la confier à un tiers. Ces ablutions dignes d’un film de série B ont parfois laissé quelques réminiscences mythologiques locales, sous forme de sources ou de bains aux vertus miraculeuses.
Ainsi, la martyre lorraine Sainte Libaire décapitée à Toul au 4ème siècle, lave son chef dans la fontaine de Grand (l’Apollagranum romaine) et la sanctifie ainsi de son sang. Dans d’autres récits, ce sont les bourreaux qui jettent la tête du martyr dans un puits, dont l’eau devient de ce chef miraculeuse (cas de Saint Balsème –également connu sous le nom de Saint Baussange, jeune martyr décapité par les Vandales au 4ème siècle et honoré à Arcis-sur-Aube), quand même elle n’en ressort pas d’elle-même pour rejoindre miraculeusement les mains de son ex-propriétaire (légende de Saint Aphrodise, premier évêque de Béziers décapité au 1er siècle sur ordre du gouverneur romain) …
Dans ce registre, l’épisode le plus échevelé est sans doute celui d’un certain Saint Quentin, martyr vénéré en Touraine, où plusieurs églises lui sont dédiées. Quentin, encore catéchumène au moment des faits, travaillait au service d’un seigneur nommé Gontran et aurait été décapité sur l’ordre de sa maîtresse, Aga, vexée qu’il ait repoussé les avances pressantes qu’elle lui faisait. Le jeune homme se serait alors redressé, aurait ramassé sa tête et serait aller la baptiser lui-même dans une fontaine proche, de manière à mourir en chrétien de plein exercice, tandis qu’il en sanctifiait les eaux par son geste d’ultime piété(4). Moins radicale, Sainte Valérie, mise à mort pour s’être refusée au païen romain auquel son père la destinait, se contentera après décapitation d’aller assister à la messe de l’évêque Martial et de lui présenter sa tête.
L’association de saints, de martyrs ou d’ermites chrétiens –pas tous céphalophores, loin de là !- à des points d’eau est fréquente dans le folklore hagiographique européen, Pierre Saintyves suggérant à ce propos que, peut-être, le merveilleux chrétien relayait d’antiques croyances païennes liées au culte des eaux, opportunément récupérées par les nouvelles autorités religieuses.
L’histoire de Saint Hilarian d’Espalion, décapité par les Sarrasins au 8ème siècle, livre un indice accréditant cette hypothèse : selon un scénario désormais classique, le saint martyr prend soin de nettoyer sa tête dans une source dite de Fontsange (peut-être du latin fons sanguinis, ou source de sang) avant de l’envoyer à sa mère, et depuis, les eaux de cette source sont réputées pour leurs vertus médicinales remarquables ; or, comme le note l’occitaniste félibréen Joseph Vaylet, il se trouve que cette source « […] èro la font sacrado des païens (pacans) » (« était une source sacrée des païens) (5).
La céphalophorie à l’épreuve des neurosciences : le doute est permis …
Si les anciens admettaient sans trop rechigner la céphalophorie, ce phénomène résiste-t-il à l’épreuve des connaissances médicales actuelles ? Rien n’est moins sûr, d’autant qu’en dehors des canards ou des poules décapités, les cas avérés de martyrs chrétiens ne sont plus légion aujourd’hui… En pratique, la céphalophorie contemporaine a été relayée au genre « films d’horreur », dont certains titres -comme Le Décapité vivant (6)– font bonne figure dans ce panthéon improbable.
La question de la survie de têtes après décollation a pourtant fait l’objet de macabres recherches au 19ème siècle, dont un mémoire soutenu en 2018 par une archiviste du Loir-et-Cher, Mme Gaëlle Saulé-Mercier, devant l’Université de Franche Comté livre un aperçu singulier (7). Il s’agissait alors surtout de démontrer le caractère atroce et non instantané de la décapitation par guillotine, argument fort pouvant plaider, sinon pour l’abolition de la peine de mort, tout au moins pour le choix d’un procédé moins inhumain.
Dans le Tome IV de ses « Mystère de Paris » (1842-1843), le célèbre romancier Eugène Sue défend ce point de vue en s’appuyant sur les travaux de son père, le docteur Jean-Joseph Sue (1760-1830), médecin de Joséphine de Beauharnais, de Joseph Fouché et de Louis XVIII, qui tentera en vain sous la Révolution de s’opposer à l’adoption de la guillotine comme instrument de supplice. Dans un opuscule présenté à l’Institut national de France sur ses « Recherches physiologiques, et expériences sur la vitalité, et le galvanisme » (8), Jean-Joseph cite ainsi maints exemples de survie temporaire d’animaux de toute sorte dont on avait coupé la tête, et se déclare absolument convaincu qu’il en va de même pour les humains, nonobstant leur impossibilité d’exprimer leur douleur après cette fatale séparation… Et de conclure « […] Je suis presque sûr, qu’à travers tous ces désordres nerveux, vasculeux et musculaires, la puissance pensante entend, voit, sent et juge la séparation de tout son être, en un mot, la personnalité, le moi vivant »… Son fils, lui aussi abolitionniste, voyait dans ces observations une preuve que « la pensée survit quelques minutes à la décollation instantanée. Cette probabilité seule fait frissonner d’épouvante ».
A peu près à la même époque et sur un mode assez grand-guignolesque, l’illusionniste Robert-Houdin présentera son numéro du « Décapité parlant » (tour de magie emprunté à un anglais et originellement appelé Le Sphinx, revisité à plusieurs reprises par la suite sous différents titres comme La tête enchantée ou Le Buste vivant…), ingénieux dispositif fondé sur un jeu de miroirs dans lequel une tête (apparemment) sans corps posée sur une table répondait aux questions du meneur de jeu ; éberlué et crédule, le public d’alors aurait sans doute été enclin à crier à la céphalophorie, pour peu qu’on l’eût ramené dix siècles plus tôt.
Il est symptomatique, dans ces deux exemples, que l’homme du 19ème siècle se soit plus interrogé sur la survie potentielle de la tête que du reste du corps, fondant sa réflexion sur une conception moderne du primat de la pensée consciente -sise par définition dans le cerveau- sur l’activité purement mécanique du tronc ou des membres. La dichotomie apparaît moins tranchée chez les croyants médiévaux : leurs récits ne s’attachent pas au comportement propre de chaque partie et colportent au contraire une image holistique du céphalophore en marche vers sa sépulture, dont la tête et les jambes agissent « comme un seul homme ».
A l’origine du mythe, une convention iconographique ?
La tête -y compris lorsqu’elle se présente comme un crâne- revêt une grande importance symbolique et a suscité dans beaucoup de sociétés des pratiques cultuelles variées, dont les « têtes reliquaires » du Moyen Age chrétien sont un exemple parmi d’autres. D’évidence, le mythe de la céphalophorie, tout comme les travaux des savants du 19ème siècle, s’inscrivent dans ce schéma de pensée.
Reste néanmoins à éclaircir plus précisément les ressorts sur lesquels ont pu se construire les récits céphalophoriques circulant depuis le haut Moyen Âge. Sur ce point, plusieurs hypothèses ont été avancées.
Pour certains, ces récits auraient été inspirés par des découvertes plus ou moins fortuites de tombes antiques (voire préhistoriques) où des squelettes étaient disposés le crâne dans les mains ou sous le bras. C’est la thèse archéologique envisagée par Marcel Hébert, pour qui « […] L’idée de la céphalophorie a pu ou aurait pu résulter de l’interprétation du rite que l’on ne comprenait point : la séparation de la tête d’avec le corps et sa juxtaposition anormale dans de vieilles sépultures. Ce rite, en tous cas, devait singulièrement favoriser la diffusion d’une telle croyance » (op. cit.).
Pour d’autres -majoritaires- les récits de saints déambulant la tête sous le bras découleraient des conventions iconographiques pour la représentation des martyrs décapités (sur les statues, les fresques, les mosaïques, les enluminures, etc …), les artistes positionnant la tête du saint dans ses mains de manière à en offrir une image plus digne et surtout mieux identifiable ; de fait, où auraient-ils pu la placer plus efficacement dans leur composition ? Enclins au merveilleux, les spectateurs auraient d’eux-mêmes élaboré le récit légendaire à partir de cette représentation commode (la légende étant étymologiquement « ce qui doit être lu » en regard de l’image à laquelle elle se rapporte).
C’est très exactement l’explication que retient le célèbre académicien et historien de l’art Emile Mâle (1861-1954) dans son monumental traité sur L’art religieux du XIIIe siècle en France (9) :
« La puissance de l’art sur le peuple fut si grande que les emblèmes imaginés par les artistes ont parfois donné naissance à des légendes nouvelles. Ici, ce n’est plus l’art qui emprunte à la Légende dorée, c’est la Légende dorée au contraire qui s’inspire des inventions de l’art. On devine cette obscure alchimie plus qu’on ne l’explique. Tous les phénomènes qui se passent dans les profondeurs de l’âme populaire demeurent à moitié mystérieux. Saint Denis, on le sait, est toujours représenté portant sa tête dans ses mains […] Les artistes, en l’imaginant, n’avaient pas prétendu autre chose que de rappeler son genre de mort : la tête dans les mains était un signe hiéroglyphique qui signifiait que saint Denis avait été décapité. Leur idée, un peu barbare, n’était pourtant pas sans grandeur, car le saint semblait de ses deux mains offrir sa tête à Dieu. Le peuple ne comprit jamais très bien l’invention des artistes ; il expliqua à sa manière ce qu’il voyait, et il imagina que saint Denis avait réellement porté sa tête après avoir été décapité. On surprend là en travail le génie mythique du moyen âge. Bientôt cet établissement entra dans la vie écrite du saint, et les artistes, sans le savoir, se trouvèrent avoir collaboré à la Légende dorée ».
En clair, la céphalophorie de la statue aurait été interprétée à tort comme une faculté miraculeuse attribuée au saint lui-même !
Dès le 17ème siècle, le grammairien et polygraphe Gilles Ménage (1613-1692) avait déjà émis pareille hypothèse : « La raison pourquoi les Saints qui ont été décapitez, sont représentez portant leurs têtes dans leurs mains, n’est pas qu’ils les y aient reçuës, comme le peuple mal instruit se l’imagine ; c’est qu’on nous a voulu marquer par là le genre de mort qu’ils avoient souffert, & que le tronc seul d’un corps auroit trop choqué la vue » (10).
Dans un ouvrage publié sous son nom de plume Eusèbe Salverte, l’essayiste et député Eusèbe Baconnière de Salverte (1771-1839) replace cette clé de lecture dans une « continuité mythologique » consistant à prendre pour réalité la représentation qu’on en donne :
« […] la représentation même, quelque absurde et monstrueuse qu’elle fût, dût prendre, dans la croyance générale, la place de la réalité qu’elle rappellait originairement […] Et combien ne retrouvons-nous pas, plus près de nous, d’exemples analogues ! Dans le moyen âge, pour exprimer qu’un saint martyr avait péri par la décolation , ses statues, et sur-tout ses images dans les calendriers figurés (seuls moyens d’instruction pour des peuples qui ne savaient pas lire) le représentaient debout, supportant dans ses deux mains sa tête séparée de son corps. Voilà l’origine de la fable pieuse que l’on raconte de beaucoup de martyrs, aussi bien que de St.-Denys […] Bientôt l’attitude où les montraient leurs images, autorisa à dire que, quoique décapités, ils avaient marché du lieu de leur supplice à celui de leur sépulture […] En effet, ce que les emblèmes sont pour les yeux, le style figuré l’est pour la pensée … » (11).
La référence aux calendriers plutôt qu’à d’autres images n’est pas anodine, ces outils d’édification ayant beaucoup contribué aux représentations médiévales du monde, comme l’ont montré plusieurs travaux comme, par exemple, ceux de l’historien Georges Comet (12).
Reste que cette explication voit les gens du Moyen Âge plus naïfs qu’ils ne l’étaient sans doute, d’autant que ces images s’adressaient à un public averti : à l’époque, les décapitations, tant par les bourreaux que dans les batailles, étaient spectacle courant !
Sur le plan de la critique historique, cette thèse d’une lecture faussée des images peine à convaincre car l’iconographie religieuse médiévale, tout en laissant une marge d’inventivité aux artistes, puisait principalement sa source dans les textes, et non l’inverse. Les spécialistes datent les premiers récits d’épisodes célaphoriques aux alentours des 7ème / 8ème siècles, donc bien antérieurs aux plus anciennes représentations graphiques connues du phénomène. Si donc quelques légendes céphalophoriques ont pu naître de l’interprétation fantasmatique de représentations graphiques, dans bien des cas, la légende a précédé l’image, les artistes de l’époque se contentant ensuite, non pas de l’écrire au sens moderne de ce verbe, mais de la rendre lisible à tous au travers d’une figuration la plus fidèle possible.
Pour les gens du Moyen Âge, aussi bien les récits que les images des saints n’étaient pas le compte rendu de faits avérés mais un support d‘imagination propice à la croyance et au merveilleux. « Continuité mythologique » aidant, il n’en fallait pas plus pour qu’à l’occasion, une légende céphalophorique naisse et se diffuse dans une société crédule mais pas dupe.
Le même mécanisme imaginaire est à l’œuvre derrière des légendes modernes comme celle du Père Noël, entité syncrétique issue de plusieurs figures mythologiques pré-existantes -notamment Saint-Nicolas / Santa Claus- colportée et déclinée à outrance au 20ème siècle dans une société qui n’y a jamais vraiment cru. Syncrétisme à double détente, ce Saint Nicolas éponyme étant lui-même un personnage fictif dont la biographie mythique agrège des éléments empruntés à plusieurs autres saints historiquement mieux avérés. Or, les représentations les plus traditionnelles de Santa Claus le montrent comme un évêque barbu ressemblant beaucoup aux céphalophores ornant les tympans des cathédrales : décapitez-le, et la ressemblance sera parfaite …
Beaucoup de représentations médiévales de saints décapités tenant leur tête dans leurs mains (sur les portails d’églises et de cathédrales, notamment) n’étaient assorties d’aucune légende céphalophorique. Tel était le cas, par exemple, de deux martyrs plus ou moins légendaires, Ache et Acheul (Aceolus, en latin), décapités sur ordre de l’empereur romain Sévère au tout début du 4ème siècle et qui poursuivent leur tête-à-tête en bonne place au portail de la cathédrale de Reims : leur historiographe, l’Abbé Abbé Jules Corblet, n’en recense pas (13) et ni l’un ni l’autre ne figure au catalogue pourtant assez fiable des saints céphalophores établi par Pierre Saintyves (op. cit.). Pourtant, comblant le silence des sources anciennes sur ce point, des chroniqueurs contemporains présentent aujourd’hui ces deux saints comme d’authentiques céphalophores, signe sans doute que la « continuité mythologique » continue d’opérer, notamment sur Internet …
Notes :
(1) In « Les martyrs céphalophores Euchaire, Elophe et Libaire », Revue de l’Université de Bruxelles, Vol. 19 (1914) p. 19-23. Hébert a reproduit en appendice de son article le texte originel en latin de La passion de Saint Elophe.
(2) In « Les Saints céphalophores : Etude de folklore hagiographique », Revue de l’histoire des religions, Vol. 99 (1929), pp. 158-231. Le catalogue des céphalophores de Pierre Saint-yves
(3) Rapporté in « Têtes coupées des saints au Moyen Âge. Martyrs, miracles, reliques », article de la médiéviste Edina Bozoky, Babel – Littératures plurielles, n° 42 (2020), p. 133-168
(4) « Un saint céphalophore de Touraine? Saint Quentin », biographie critique publie en 1979 (d’après plusieurs textes anciens) par l’historien bénédictin Guy-Marie Oury in les Analecta Bollandiana, 97, Issue 3-4, pages 289-300
(5) « Lou martire de Sant-Hilarian », chronique en rouergat publiée en 1928.
(6) « Le Décapité vivant », film Universal Pictures du réalisateur anglo-américain Will Cowan, sorti en 1958 sous le titre original « The thing that couldn’t die »
(7) « L’art religieux du XIIIe siècle en France : étude sur l’iconographie du moyen age et sur ses sources d’inspiration », chez Armand Colin, Paris, 1910
(8) « Recherches physiologiques, et expériences sur la vitalité, et le galvanisme » (3eme edition), chez Gabon et Cie, éditeur, Paris, An XI / 1803.
(9) Gaëlle Saulé-Mercier, « L’affaire Henri Languille – Le guillotiné d’Orléans » (d’après son mémoire universitaire), version papier et électronique publié par les éditions Edilivre, 2020
(10) In le Tome IV des « Menagiana, ou les bons mots et remarques critiques, historiques, morales et d’érudition de M. Ménage recueillies par ses amis».
(11) « Essai sur la magie, les prodiges et les miracles chez les anciens », par Eusèbe Salverte, chez Arnold Lacrosse, Imprimeur-Libraire, Bruxelles, 1821 (l’extrait cité est reproduit dans son orthographe d’origine).
(12) Cf. son article sur « Les calendriers médiévaux, une représentation du monde » In le Journal des savants, 1992, n° 1, pp. 35-98
(13) In « Hagiographie du diocèse d’Amiens » (Tome 1), Editions Dumoulin, Paris-Amiens, 1868.
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